Affaire McKinsey : vers un scandale d’État ?
29 mars 2022
Depuis la publication des conclusions de l’enquête parlementaire sur l’influence des cabinets de conseil, il ne se passe pas un jour sans que l’affaire connaisse de nouveaux rebondissements. Au cœur de l’affaire, le cabinet McKinsey & Company pointé pour ses liens troubles avec le chef de l’État.
Après le cabinet noir de François Hollande, les cabinets de conseil d’Emmanuel Macron. Le 17 mars dernier, le Sénat publiait son rapport sur « un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques ». Longues de 385, les conclusions de cette enquête dénoncent l’influence grandissante des cabinets de conseil au plus haut sommet de l’État. Selon les estimations minimales des sénateurs, pour la seule année 2021, les dépenses en conseil de l’État aurait dépassé la barre du milliard d’euros dont près de 894 millions d’euros uniquement pour les ministères. « Un pognon de dingue » note les parlementaires.
« Une explosion des prestations de conseil »
Le recours au conseil n’est pas une nouveauté en politique. Dès le 16e siècle, Machiavel écrivait : « Je n’ai trouvé, dans tout ce qui m’appartient, rien que me soit plus cher ni précieux que la connaissance des actions des hommes élevés en pouvoir ». Ainsi, mandat après mandat, les gouvernements successifs n’ont pas hésité à faire appel à l’expertise précise des cabinets de conseil sur telle ou telle politique publique. Mais la nouveauté, avec Emmanuel Macron tient désormais au « recours massif et croissant aux cabinets de conseil ». Sous son quinquennat, les dépenses en cabinet de conseil ont plus que doublé. La commission d’enquête, n’hésite alors pas à pointer du doigt « une explosion des prestations de conseil » commandées par le gouvernement.
Ainsi, la très grande majorité des réformes de la présidence Macron ont été analysées, arbitrées voire influencées diront certains par les grands cabinets de conseil. Pour la réforme des APL, McKinsey est à la manœuvre. Lors de l’organisation du Grand Débat, Roland Berger et Eurogroup sont appelés en renfort. Pour mettre en place une concertation sur l’avenir de l’Europe, c’est encore Roland Berger. Quand il s’agit de réformer l’assurance chômage, McKinsey répond une nouvelle fois présent. Et de même pour la gestion de la campagne vaccinale. D’après l’enquête du Sénat, ce serait ainsi une vingtaine de cabinets qui se partageraient « plus de la moitié des prestations de conseil des ministères ». Parmi eux, un nom fait plus parler que les autres : McKinsey.
McKinsey, au cœur des critiques
Fondé en 1926 aux États-Unis, le cabinet McKinsey & Company s’est rapidement exporté dans une soixantaine de pays dont la France. Outre les services aux entreprises, au secteur financier ou aux médias, le cabinet propose également une expertise au secteur public. À elle seule, la branche française de McKinsey a ainsi empoché près de 12,33 millions d’euros pour ses missions auprès de l’État.
Au début du quinquennat, McKinsey est appelé pour analyser la position de la France dans les classements économiques internationaux de référence. En 2018, le cabinet est recruté « pour contrôler la viabilité des solutions informatiques de la Caisse » nationale des allocations familiales (CNAF) dans le cadre de la réforme des APL. Pour arbitrer cette baisse des APL, le cabinet aura gagné près de 4 millions d’euros. Deux ans plus tard, le gouvernement fait de nouveau appel à McKinsey pour superviser le lancement et l’organisation logistique de la campagne vaccinale. Livraison des stocks, distribution des vaccins, outils de suivi, plan d’action pour la troisième dose, analyse sectorielle, préparation de réunion… Prévue originellement pour quelques mois, la mission s’étend finalement jusqu’au 4 février 2022. En 2020 également, McKinsey est embauché pour « aider le professeur Yann Algan pour préparer un colloque à l’UNESCO, finalement annulé ». Ainsi que pour réfléchir à « l’avenir du métier d’enseignant ». Pour ces missions diverses, McKinsey empoche ainsi plus de 2.000 euros par consultant mobilisé et par journée de travail. À la fin de quinquennat, ces missions ont donc rapporté plus de 12 millions d’euros au cabinet.
Jusque-là, mis à part le recours massif – si ce n’est excessif – aux cabinets de conseil, rien d’illégal. Comme le souligne Gabriel Attal, au micro de RMC, « ce n’est pas un scandale d’avoir recours à des cabinets de conseil. L’État n’est pas omniscient, ça fait des années que c’est utilisé dans tous les pays ».
Accusation d’optimisation fiscale
Mais une première ombre vient voiler ce tableau en apparence parfait. Selon l’enquête du Sénat, « McKinsey n’a pas payé d’impôt sur les sociétés en France depuis 10 ans ». Alors que Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey au bureau de Paris affirme, sous serment, que « le cabinet […] respecte l’ensemble des règles fiscales et sociales françaises applicables aux sociétés ». Et d’ajouter : « Je le dis très nettement : nous payons l’impôt sur les sociétés en France et l’ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France. »
Mais après avoir examiné les documents du cabinet, les parlementaires concluent : « Le constat est clair : le cabinet McKinsey est bien assujetti à l’impôt sur les sociétés (IS) en France mais ses versements s’établissent à zéro euro depuis au moins 10 ans, alors que son chiffre d’affaires sur le territoire national atteint 329 millions d’euros en 2020, dont environ 5 % dans le secteur public. »
Pour le Sénat, il s’agirait en réalité d’un « exemple caricatural d’optimisation fiscale ». Ainsi, les sociétés de McKinsey, installées en France, verseraient des « prix de transfert » à une société mère basée au Delaware. Un État américain à la réputation de « paradis fiscal » où les entreprises ne paieraient pas d’impôt sur les bénéfices.
Suite aux parjures des membres de McKinsey devant les parlementaires, le Sénat a donc décidé de saisir la justice pour faux témoignage devant la commission d’enquête. Bruno Le Maire, de son côté, assure que « McKinsey paiera ce qu’il doit aux contribuable et à l’État français ». Vœux pieux ou réelle volonté politique ? Nul ne le sait…
Une influence qui dépasse le simple conseil
Mais le scandale va plus loin que l’optimisation fiscale. En analysant de près les missions confiées au cabinet McKinsey, le Sénat met en lumière plusieurs éléments qui peuvent inquiéter d’un point de vue politique et démocratique.
En effet, dans la gestion de la crise sanitaire, il semblerait que l’État soit devenu dépendant des consultants de McKinsey. « Des questions clefs de la crise sanitaire ont été sous-traitées à des cabinets de conseil, créant même une forme de dépendance de l’État vis-à-vis desdits cabinets » écrivent les sénateurs. En effet, il semblerait que les consultants maitrisaient les outils nécessaires au suivi de la campagne de vaccination et de la logistique sanitaire. Contrairement aux services d’État. Ceci peut expliquer le rallongement progressif de la mission confiée à McKinsey dans la gestion de la crise sanitaire. Il est arrivé un moment où l’État ne pourrait plus faire sans.
D’autre part, les arbitrages menés par les cabinets de conseil dont McKinsey ont pu influencer les prises de décisions publiques. Le Sénat révèle ainsi que les consultants ont pour habitude de préconiser certaines solutions au détriment d’autres. De plus, en restant « behind the scene » et en n’apparaissant sur quasiment aucun document, les cabinets de conseil sont restés dans « l’opacité ». Si la décision reste encore aux mains de l’État, l’influence existe tout de même.
Enfin, Emmanuel Macron assurait : « le critère pour moi c’est qu’il ne faut pas cela vienne remplacer des choses que l’on sait déjà faire nous-mêmes ». Or, il semblerait que les cabinets de conseils aient souvent été employés pour des missions que l’administration aurait pu remplir seule. Ainsi, en 2020, McKinsey est recruté pour réfléchir à l’avenir du métier d’enseignant. Les parlementaires notent que « le livrable se résume à une compilation […] de travaux scientifiques et graphiques conçus à partir de données publiques ». Un travail à la « valeur ajoutée réduite ». Le ministère, lui-même, n’a pu évaluer les conséquences d’un tel travail. Les cabinets de conseil ont aussi été embauchés pour préparer des réunions et des synthèses, ce qui aurait pu être encore une fois être réalisées par des fonctionnaires. Les sommes distribuées au cabinet de conseil ne sont donc pas à la hauteur des résultats fournis.
Des liens troubles avec la macronie
À tout cela, s’ajoutent des liens plus qu’opaques avec Emmanuel Macron et son entourage politique. Tout commence en 2007. Le jeune Emmanuel Macron, alors inspecteur des finances, participe à la Commission Attali aux côtés d’Éric Labaye, alors patron de McKinsey France et Karim Tadjeddine, alors chef des consultants chez McKinsey. Quelques années plus tard, en 2016, Emmanuel Macron préface l’ouvrage collectif L’État en mode start-up, sous la direction de Thierry Cazenave, auquel contribue notamment Karim Tadjeddine.
Quelques mois plus tard, des consultants de McKinsey s’engage dans la création d’En Marche et le lancement de la campagne. On les retrouve notamment dans la préparation des réunions ou la rédaction d’articles. Karim Tadjeddine, encore, envoie de son mail professionnel des mails pour la campagne. « Une erreur » confesse-t-il aujourd’hui. Une fois à l’Élysée, Emmanuel Macron nomme Thierry Cazenave à la tête de la direction interministérielle à la transformation publique (DITP) en charge des commandes aux cabinets privés. D’autres consultants ont par la suite rejoint des cabinets ministériels ou des instances d’En Marche. Il s’agit donc là d’une véritable « nébuleuse », « un entre-soi » écrit Le Monde.
À ce jour, seule l’optimisation fiscale opérée par McKinsey semble intéresser les médias et la classe politique. En 2017, une affaire d’emploi fictif et de détournement de fonds publics avait joué l’élection au profit d’Emmanuel Macron. Mais cinq ans plus tard, il semblerait que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets…