Aperçu de la « cancel-culture diplomatique » dans l’Histoire
18 mai 2022
Depuis que Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine, une montagne de sanctions économiques et politiques pèsent sur le pays des Tsars. Plus sournoises encore, d’autres touchent les milieux culturels, associatifs ou sportifs. Pratiques qui ne sont pas nouvelles dans l’Histoire.
« Il est absolument interdit d’interdire » disait-on autrefois. Mais, la guerre en Ukraine réveille les âmes les plus censeuses. La Russie subit de nombreuses sanctions, autant économiques que politiques. Et pour cause, elle a déclenché la guerre. Il est en revanche particulièrement inquiétant de voir sur notre sol fleurir l’interdiction d’événements en rapport avec la Russie ou bien tenus par des citoyens russes. Le camp occidental – et en particulier la France – ont désormais pour slogan : « il est interdit de ne pas interdire ». Mais, ne regardons pas cette culture de l’annulation, de l’effacement comme un fait nouveau. La censure et les soupçons ne sont évidemment pas nouveaux. Néanmoins, une chose est certaine, ensemble, ils sont porteurs de mauvais fruits…
Dans l’Histoire
Nous n’avons rien inventé. Interdire ce qui est gênant ou porteur de troubles, cela a déjà été fait. Les révisions de l’Histoire trouvent leur origine dans ce que les Historiens appellent la damnatio memoriae (damnation mémorielle). Pratiquée à Rome, cette condamnation avait pour but d’effacer des archives et de la mémoire collective toute personne qui n’était pas en adéquation avec le régime en place.
Interdire l’ennemi n’est pas un fait nouveau. Soupçonner les ressortissants d’un pays ennemi de connivences avec celui-ci, ne l’est pas non plus. Différents exemples historiques nous le montrent bien. Déjà en Espagne, au début du XIXe siècle, dans le contexte des guerres de coalitions et du retour de Ferdinand VII sur le trône, un virulent sentiment antifrançais fait rage. De nombreux philosophes attachés au courant des Lumières, les ilustrados, se voient placés derrière un cordon sanitaire mis en place par la couronne. Soupçonnés d’être des nostalgiques de l’occupation française et de l’Empereur Napoléon Ier, ceux-ci sont montrés du doigt et systématiquement affiliés aux politiques françaises.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, il ne faisait pas bon d’être japonais. Du bombardement de Pearl Harbor, à la capitulation de l’Empire du Soleil Levant, quelques 120 000 ressortissants nippons et américains d’origine japonaise ont été internés de force malgré le fort attachement de cette population aux États-Unis. Hommes, femmes et enfants furent placés dans des « centres de relogement », chacun étant vu comme une menace potentielle pour la sûreté de l’État. Mesures qui ont également touché le Canada et qui n’ont pas manqué de nourrir un certain ressentiment de ces populations qui subissaient déjà de nombreuses moqueries et préjugés raciaux.
Après le Japonais, ce fut le communiste et l’essor du McCarthysme. Au cours des années 50, le sentiment anticommuniste faisait rage dans un contexte de Guerre froide. Le sénateur américain Joseph McCarthy eut alors la brillante idée d’instaurer un climat de terreur contre quiconque serait soupçonné d’être communiste ou sympathisant de l’URSS. À Hollywood, une liste noire fut dressée. Du jour au lendemain, de nombreux acteurs n’avaient plus le droit de Cité. Charlie Chaplin, qui fit la renommée des productions cinématographiques américaines dut quitter le territoire américain. Le seul moyen de retrouver son rang était de dénoncer ses supposés camarades communistes…
En 2003, toujours au pays de l’Oncle Sam, une très forte francophobie s’est installée après le refus de Jacques Chirac d’engager la France dans la seconde guerre du Golfe. Indisposée, le gouvernement de George Bush encourageait alors la parole antifrançaise et les moqueries en tout genre, sortes d’« appels patriotiques ». De french fries, les frites devinrent freedom fries ou American fries – il fallait oser. Parallèlement, des voitures de marques françaises furent brûlées et le vin jeté au caniveau. Tout ce qui pouvait se référer à la culture française était ainsi vouée aux gémonies.
Les Russes doivent payer
L’Occident livre une bataille culturelle contre la Russie. De nombreux artistes russes se voient interdit de pratiquer leur art. Le grand chef d’orchestre Valery Gergiev, proche de Vladimir Poutine, a été cloué au piloris ces derniers jours. Venise, New-York, Rotterdam, Prague, Munich sont autant de villes où il lui est refusé de jouer. En France, Alexandre Neef, directeur de l’Opéra de Paris annonce dans un communiqué que l’institution ne travaillera plus avec les Russes qui soutiennent le régime russe – comprenez ceux qui ne dénoncent pas explicitement l’invasion de l’Ukraine. Le 2 mars, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture déclarait sur Twitter : « Nous avons décidé de suspendre l’accueil en France de toute nouvelle manifestation associant des institutions culturelles russes officielles, ainsi que des artistes russes s’étant prononcés en faveur de la politique menée par la Russie en Ukraine. » La France en est donc là.
En Italie, le géant de la littérature russe Fiodor Dostoïevski est devenu trop controversé depuis l’invasion de l’Ukraine. Le traducteur Paolo Nori dénonçait sur Instagram une « censure ridicule ». « Je devrais commencer mercredi un cours de quatre leçons sur les romans de Dostoïevski, d’une heure et demie chacune, gratuite et ouverte à tous. Puis j’ai reçu ce mail : “Cher professeur, le vice-recteur a communiqué la décision prise par le recteur de reporter le cours sur Dostoïevski. Le but est d’éviter toute forme de polémique, notamment interne, en ce moment de grande tension.” » a-t-il déclaré. Pour le photographe Alexander Gronsky, c’est la double peine. Interdit de participer au festival de Fotografia Europea de la région d’Émilie, au sud de Venise, l’artiste a été arrêté à Moscou dans une manifestation contre la guerre. Il ne suffit plus de prendre position contre la guerre en Ukraine, le simple fait d’être russe est devenu un crime.
Le monde du sport pâtit également. Dans un communiqué, la Commission exécutive du CIO « recommande aux Fédérations internationales de sport et aux organisateurs de manifestations sportives de ne pas inviter ou de permettre la participation d’athlètes et de représentants officiels russes et biélorusses aux compétitions internationales ». Recommandations largement suivies. La Fédération international de Motocyclisme a annoncé interdire de compétition tous les pilotes russes concurrents sous licence russe ou biélorusse. Le Football ne fait pas exception. Dans un message posté sur Twitter, le 28 février dernier, la FIFA et l’UEFA, déclaraient la suspension de toutes les équipes russes des compétitions internationales. En plein jeux paralympique, le comité olympique et paralympique a même demandé à Pékin de refuser la participation des équipes russes en soutien aux athlètes ukrainiens. Plus cocasse encore, les chats de race russe sont désormais interdits de concours par la Fédération internationale des chats, qui indiquait : « Aucun chat appartenant à des exposants vivant en Russie ne peut être inscrit à un salon FIFe en dehors de la Russie, quelle que soit l’organisation à laquelle ces exposants sont membres ». Bienvenue en absurdie…

Julien Tellier
Journaliste pour Livre Noir