Marseille, dans les yeux d’un commerçant
29 novembre 2021
« Revenez à Marseille au printemps, me dit-il, et je vous montrerai les chemins qui bordent la cité. » Sortir des sentiers battus, larguer les amarres, laisser les quartiers perdus, s’éloigner de la ville au petit matin et la redécouvrir à la nuit tombée. Dans le regard azur de cet homme sans doute un peu rêveur, la phocéenne se pare à nouveau d’ors, d’espoir et de vertus. Loin des quartiers où prospèrent la délinquance et la criminalité, loin de ces bistrots où le patois devient étranger.
Appuyé sur son étal de spécialités alsaciennes, sur le petit marché de Noël du Vieux-Port, J.-R. me raconte ses voyages, son enfance, ses navigations et ses rencontres. L’aventure. À mille lieues de ce chalet factice. D’habitude, on l’aperçoit au fond d’une boutique de fabrications artisanales, derrière une façade bleue : « À chaque fois qu’un client entre, je le considère comme un ambassadeur de Marseille, alors je me fiche qu’il reparte avec un produit, tout ce que je veux, c’est qu’il reparte avec un sourire. » Et de toute évidence, difficile de le quitter sans y céder.
L’ivresse d’un horizon sans promesses.
Un peu commerçant, un peu philosophe, le Perpignanais reconnaît toutefois mener un train de vie « marginal » par rapport à la frénésie citadine. En somme, de 9h à 20h, J.-R. n’entrevoit Marseille qu’à travers sa vitrine. Le week-end, il longe ses côtes phocéennes à travers mer, à bord de son voilier. Dans son quartier, les gens l’appellent « le milliardaire ». C’est le prix de la réussite : « Je crois que les Français sont de plus en plus fainéants et qu’ils supportent mal que l’on puisse profiter des fruits de son travail, de ses économies et de ses passions. » Ses passions. L’ivresse d’un horizon sans promesses. La découverte permanente, des autres, du monde, au gré des pages, au gré des chemins, au gré des écumes. La soif de créer, la fureur de vivre et la rage de transmettre : « Il faut savoir d’où on vient pour savoir où on va… et aller partout. »
Alors, pour ne pas céder au mépris de ses contemporains, le soixantenaire se rassure, esquive les inquiétudes en riant de lui-même, et s’échappe à nouveau vers ses souvenirs. De son enfance vécue dans une ferme, en sabots, à l’évocation de cette Italie qu’il dessine comme on effleure les courbes d’une Sicilienne. Du cancre qu’il était en classe à cette curiosité impérissable. De ces heures passées à feuilleter des livres, des dictionnaires, des encyclopédies pour épouser la langue française, à ce sentiment de ne pas s’être suffisamment battu pour la défendre. La délicatesse des mots, la richesse du vocabulaire, l’élégance de la formule n’ont, selon lui, pas survécu au laxisme de l’éducation moderne : « Maintenant, j’entends des femmes s’exclamer : ça me casse les couilles ! » Rude. « Je vais vous paraître vieux con, mais quand vous voyez ces professeurs négligés qui s’adressent à leurs élèves comme à des potes ; quand vous voyez ces parents qui donnent des tablettes à leurs gamins pour les occuper ; comment voulez-vous élever les jeunes ? », se demande-t-il, le cœur à la dérive.

Dans quelques semaines, J.-R. reprendra le large. Seul. « Ma femme est déjà vieille, elle ne veut plus m’accompagner », plaisante t-il, à moitié… S’il ignore encore quelle sera sa destination, au-delà des 38 pays déjà parcourus, une chose est certaine : Marseille restera toujours son port d’attache. Quoi qu’en disent les « journalistes parisiens », quoi qu’en pensent ses voisins, par amour peut-être, par vaillance sûrement, par fidélité, c’est sûr. La cloche annonce la fermeture du marché. Il me tend la main. Je la saisis. La parenthèse se referme.
Laurent Dieusart
Portrait dans le style Le Nain… d’une France qui éternue encore un peu, avec un personnage qui me rappelle ce que je suis. Même tranche d’âge, même parcours et même constat sur la vie, les profs et ce qui fait que cette France ne respire plus, suffoque, se meurt. Merci à vous pour cette petite parenthèse Marseillaise et merci pour cette légèreté d’écriture qui manque cruellement dans la presse.
Gérard AUZOU
« Dans le regard azur de cet homme sans doute un peu rêveur, la phocéenne se pare à nouveau d’ors, d’espoir et de vertus »…
Sous ta plume Maud, tout se réveille, s’anime, explose de vie et de beauté, tes mots, qui donnent un éclat unique au regard azur de J.-R., nous faisant de suite fredonner :
« Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles… »
C’est Massalia, Massilia, Marsilia, Marseille, Marsiho que nous voyons…
Marseille, « la reine de Provence » de Frédéric Mistral…
Marseille… Pagnol… Fanny, Marius, César, Panisse, M. Brun, Escartefigue, Césariot…
La Provence… La France, tout simplement…
Dieu qu’elle était belle notre France !
Aujourd’hui défigurée, martyrisée, souillée, méprisée, insultée, occupée, vampirisée, peut-elle encore redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être ?
Au train d’enfer où vont les choses, c’est hélas plus que douteux…
Mais tant qu’il y aura encore un J.-R., toi Maud pour magnifier ses mots et nous les offrir, la porte de l’espoir ne nous sera pas définitivement fermée…